J’ouvre encore une fois l’album posé en
dessous du lit. Les photos de nous deux semblent d’un autre siècle.
Les pages jaunies en quelques
années témoignent de l’éphémère réalité de notre rencontre impromptue.
Tout existait dans nos têtes. Rien
n’existait en dehors. La rue ne reconnaît plus nos étreintes. Les vielles
femmes aigries repoussent au coup de leur balai matinal les dernières traces de
notre existence scandaleuse.
Tout s’arrêtera un jour. Je n’existerai
plus, toi non plus.
Existerait uniquement cette collection de
photos jaunies, prises clandestinement; toi, dans toute ta nudité et moi,
complètement prise de ton odeur, de la sensibilité insolite de tes épaules
dégarnies.
Le petit café, rue Saryan ne nous attend
plus, depuis longtemps déjà.
Yesayan a quitté le pays, elle ne circule
plus entre nous. Elle s’est reposée quelque part entre la rue Apovyan et
Nalbandyan.
Le dernier calice s’est répandu avant le
temps.
La musique ne m’apaise plus.
Silencieuse et concentrée, Je rase mes
jambes. Frissonnante dans cette salle de bain soviétique, au carrelage bleu, où
un bac d’eau est suspendu au plafond en dessus de ma tête. Je déteste ces
rasoirs roses pour femmes qui mutilent, qui font saigner. J’essaye de me décider si je remonte au dessus
des genoux ou je me contente d’éliminer les poils des demi-jambes.
Tout n’est pas perdu. Tout dépend de ce
qu’on arrive à transmettre à travers les écrits et ces lettres que personne ne
lit. Il faut déchiffrer entre les lignes pour comprendre toute l’histoire. S’arrêter sur chaque page, retenir son
souffle pour ne pas manquer les détails,
revenir sur chaque paragraphe,
changer la place des mots,
alterner les ponctuations.
décortiquer le sens.
L'histoire apparaît à ce moment, unique et personnelle.
Une histoire qui dérange. Une histoire qui
change les normes du jeu.
Une histoire qui laisse perplexe.
Les poils accumulés sur les lames du rasoir
rose acheté au marché Nor Zovq à moitié prix, connaissent bien la sensation
incontrôlable et unique de ce toucher étrange;
ce toucher qui brule, qui dérange, qui
émeut, qui fait saigner, mais impossible à rassasier
ce toucher ébranlable,
ce toucher singulier, impromptu,
tant attendu dans l’intimité de nos
étreintes interdites,
ce toucher qui fait vaciller, qui fait
chuchoter, qui fait vivre pour un petit instant.
Je remets l’album à sa place, en dessous du
lit. Tant de choses amassées, visibles et invisibles à travers les années,
entassées sous ce lit.
Je ne reconnaît plus mon visage dans le
reflet de la vitre de la salle de bain.
Je n’ai plus envie de ramasser autour de
moi, de faire le ménage. Mon lit demeure inchangé depuis les dernières étreintes imaginées. Imprégné de cet
odeur familier qui feint de disparaître. Je n’ose pas trop bouger les couvertures
pour ne pas perdre les miettes, les débris des corps absents.
Mon lit est une longue lamentation.
Le voisin d’en bas ne réalise pas la
lourdeur de la tristesse suspendue en dessus de sa tête.
Un jour le plafond va céder sous le poids de ce
chagrin immense et tout se répandra complètement et scandaleusement sur celle,
en dessous, qui n’est au courant de rien. Elle subira les conséquences
comme subit un passant un coup au hasard dans la rue, dans cette ville où la répression
est grande.
Je tiens cette fragilité dans la paume de
mes mains.
Avec la pointe du rasoir ensanglanté, je
dessine à l’intérieur de mes jambes la carte de nos vies; une série d’unions et
de séparations clandestines. L’étang de sang s’élargit sur le carrelage bleu de
ce parterre si froid. Je ferme les yeux et savoure pour un moment la brulure.
L'exaltante sensation d’exister encore. Les larmes coulent sans prévenir. La douleur me
mène doucement à l’orgasme, j’éjacule.
Légèrement je m’étends sur le carrelage
humide de sang, de larme et de secrétions vaginales.
Je referme l’album de famille.
Je relève doucement la couverture jusqu’à
mes épaules.
Je rêve de ce jour où ta lettre finira bientôt par arriver à mon adresse. J’attends encore. J’espère seulement que je
serai là pour l’ouvrir.
Je ferme les yeux pour mieux ajuster les
différentes réalités qui m’aliènent et afin de reprendre le souffle pour
encore vivre un bout de temps, malgré l’envie qui manque et la douleur qui
courbe.
J’attends.
B.
B.
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