April 14, 2015

Chère L

Je m’agrippe à ces instants précieux, imprimés dans tes paroles.

Je reste en amour avec cette présence inconfortable. Je vis à travers elle. Je ne sais plus comment faire autrement.

L’envie me prend soudain de caresser ce dos courbé et je n’ose pas.  Cet interdit est toujours là malgré tous les efforts pour s’en arracher.  
L’interdit de toucher,
toucher un corps si différent,
différent de ma réalité,
un corps qui a enfanté.  
Un corps qui divulgue le mien.

Je désire retourner dans ce logement soviétique, rue Nalbandian, au bout de ce sentier mal-éclairé.  Je veux  retrouver les bouteilles de vin entassées dans les recoins et ces soirées volées à cet homme qui pensait t’avoir saisie.
Ton corps a rejeté ce que ton âme n’a pu concevoir.

Je réarrange mes livres. Je réarrange mes feuilles. Je ferme les tiroirs vides.
Dans mon ordinateur, Lhasa chante, sans arrêt, un chagrin pénétrant. 

Chaque jour, privée de ce dos courbé, je meurs un peu plus.

Le chauffeur de taxi ne connait pas ces rues. Il veut que je lui montre le chemin. L’envie me manque. Je me laisse tranquillement engloutir par  l’odeur nauséabonde. Dans ce petit jigouli qui souvent ne mène nulle part, j’avale avec désespoir cette bouffée répugnante de pisse, de sperme et de sueur d’homme.
J’observe son profil, ses mains rugueuses noircies et je me demande ce que tu trouves d’attirant dans ces hommes.

V. ne comprend pas pourquoi je préserve ce manuscrit. Elle ne comprend pas non plus pourquoi je t’écris ces lettres. Sa présence est devenue essentielle mais monotone.
Elle a relu Yesayan, mais l’écriture est impossible à déchiffrer pour plusieurs. Elle ne comprend pas cette obsession.
Elle ne sent pas le rythme qui émane de chaque mot, de chaque phrase, de chaque espace laissée vide.
Le dernier calice s’est d’un seul coup brisé dans ses mains.
Silihdar n’existe plus qu’à travers les sentiers obscurs qui mènent à toi, dans cet appartement sur la rue Nalbandian.

Pour la retrouver, je dois encore une fois caresser ce dos courbé que j’aime passionnément. Je dois promener mes doigts dans tous les recoins de ton corps, imprimer chaque écriture doucement dans ta chair pour mieux saisir la traduction. La langue m’échappe des fois quand elle ne sort pas de ta propre bouche. Les phrases récitées de ses souvenirs de Pera n’ont aucun sens si elles ne sont pas réécrites sans cesse, imbibées de ton sang menstruel.

Je réarrange mes livres, mes feuilles. J’écris quelques mots en retenant difficilement le flot de mes larmes impromptues. L’angoisse m’envahit et j’arrête. Je dois patienter encore.


Je t’attends dans cet appartement aux murs décorés de papier peint soviétique. Si tu venais un jour par hasard, je ne poserais pas de questions.
Le livre restera  ouvert entre mes mains, même page, même paragraphe. Pera disparaitra lentement pour un moment sur la rue Nalbandian.

Dis-moi, tu as commencé ce livre interrompu?

Je serre ton corps courbé. Les mots glissent doucement, comme une caresse.


B.

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