Je m’agrippe à ces instants précieux, imprimés
dans tes paroles.
Je reste en amour avec cette présence
inconfortable. Je vis à travers elle. Je ne sais plus comment faire autrement.
L’envie me prend soudain de caresser ce dos
courbé et je n’ose pas. Cet interdit est
toujours là malgré tous les efforts pour s’en arracher.
L’interdit de toucher,
toucher un corps si différent,
différent de ma réalité,
un corps qui a enfanté.
Un corps qui divulgue le mien.
Je désire retourner dans ce logement
soviétique, rue Nalbandian, au bout de ce sentier mal-éclairé. Je veux retrouver les bouteilles de vin entassées dans
les recoins et ces soirées volées à cet homme qui pensait t’avoir saisie.
Ton corps a rejeté ce que ton âme n’a pu
concevoir.
Je réarrange mes livres. Je réarrange mes
feuilles. Je ferme les tiroirs vides.
Dans mon ordinateur, Lhasa chante, sans
arrêt, un chagrin pénétrant.
Chaque jour, privée de ce dos courbé, je
meurs un peu plus.
Le chauffeur de taxi ne connait pas ces
rues. Il veut que je lui montre le chemin. L’envie me manque. Je me laisse
tranquillement engloutir par l’odeur nauséabonde.
Dans ce petit jigouli qui souvent ne mène nulle part, j’avale avec désespoir
cette bouffée répugnante de pisse, de sperme et de sueur d’homme.
J’observe son profil, ses mains rugueuses noircies
et je me demande ce que tu trouves d’attirant dans ces hommes.
V. ne comprend pas pourquoi je préserve ce
manuscrit. Elle ne comprend pas non plus pourquoi je t’écris ces lettres. Sa
présence est devenue essentielle mais monotone.
Elle a relu Yesayan, mais l’écriture est
impossible à déchiffrer pour plusieurs. Elle ne comprend pas cette obsession.
Elle ne sent pas le rythme qui émane de chaque
mot, de chaque phrase, de chaque espace laissée vide.
Le dernier calice s’est d’un seul coup
brisé dans ses mains.
Silihdar n’existe plus qu’à travers les
sentiers obscurs qui mènent à toi, dans cet appartement sur la rue Nalbandian.
Pour la retrouver, je dois encore une fois
caresser ce dos courbé que j’aime passionnément. Je dois promener mes doigts
dans tous les recoins de ton corps, imprimer chaque écriture doucement dans ta
chair pour mieux saisir la traduction. La langue m’échappe des fois quand elle
ne sort pas de ta propre bouche. Les phrases récitées de ses souvenirs de Pera
n’ont aucun sens si elles ne sont pas réécrites sans cesse, imbibées de ton
sang menstruel.
Je réarrange mes livres, mes feuilles.
J’écris quelques mots en retenant difficilement le flot de mes larmes
impromptues. L’angoisse m’envahit et j’arrête. Je dois patienter encore.
Je t’attends dans cet appartement aux murs
décorés de papier peint soviétique. Si tu venais un jour par hasard, je ne
poserais pas de questions.
Le livre restera ouvert entre mes mains, même page, même
paragraphe. Pera disparaitra lentement pour un moment sur la rue Nalbandian.
Dis-moi, tu as commencé ce livre
interrompu?
Je serre ton corps courbé. Les mots
glissent doucement, comme une caresse.
B.
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