May 21, 2016

Chère L

J’ouvre encore une fois l’album posé en dessous du lit. Les photos de nous deux semblent d’un autre siècle.
Les pages jaunies en quelques années témoignent de l’éphémère réalité de notre rencontre impromptue.

Tout existait dans nos têtes. Rien n’existait en dehors. La rue ne reconnaît plus nos étreintes. Les vielles femmes aigries repoussent au coup de leur balai matinal les dernières traces de notre existence scandaleuse.   

Tout s’arrêtera un jour. Je n’existerai plus, toi non plus.
Existerait uniquement cette collection de photos jaunies, prises clandestinement; toi, dans toute ta nudité et moi, complètement prise de ton odeur, de la sensibilité insolite de tes épaules dégarnies.
Le petit café, rue Saryan ne nous attend plus, depuis longtemps déjà.

Yesayan a quitté le pays, elle ne circule plus entre nous. Elle s’est reposée quelque part entre la rue Apovyan et Nalbandyan.
Le dernier calice s’est répandu avant le temps. 

La musique ne m’apaise plus.

Silencieuse et concentrée, Je rase mes jambes. Frissonnante dans cette salle de bain soviétique, au carrelage bleu, où un bac d’eau est suspendu au plafond en dessus de ma tête. Je déteste ces rasoirs roses pour femmes qui mutilent, qui font saigner.  J’essaye de me décider si je remonte au dessus des genoux ou je me contente d’éliminer les poils des demi-jambes.

Tout n’est pas perdu. Tout dépend de ce qu’on arrive à transmettre à travers les écrits et ces lettres que personne ne lit. Il faut déchiffrer entre les lignes pour comprendre toute l’histoire.  S’arrêter sur chaque page, retenir son souffle pour ne pas manquer les détails,
revenir sur chaque paragraphe,
changer la place des mots,
alterner les ponctuations.
décortiquer le sens.

L'histoire apparaît à ce moment, unique et personnelle.
Une histoire qui dérange. Une histoire qui change les normes du jeu.
Une histoire qui laisse perplexe.

Les poils accumulés sur les lames du rasoir rose acheté au marché Nor Zovq à moitié prix, connaissent bien la sensation incontrôlable et unique de ce toucher étrange;
ce toucher qui brule, qui dérange, qui émeut, qui fait saigner, mais impossible à rassasier
ce toucher ébranlable,
ce toucher singulier, impromptu,
tant attendu dans l’intimité de nos étreintes interdites,
ce toucher qui fait vaciller, qui fait chuchoter, qui fait vivre pour un petit instant.

Je remets l’album à sa place, en dessous du lit. Tant de choses amassées, visibles et invisibles à travers les années, entassées sous ce lit.

Je ne reconnaît plus mon visage dans le reflet de la vitre de la salle de bain.
Je n’ai plus envie de ramasser autour de moi, de faire le ménage. Mon lit demeure inchangé depuis les  dernières étreintes imaginées. Imprégné de cet odeur familier qui feint de disparaître. Je n’ose pas trop bouger les couvertures pour ne pas perdre les miettes, les débris des corps absents.

Mon lit est une longue lamentation.
Le voisin d’en bas ne réalise pas la lourdeur de la tristesse suspendue en dessus de sa tête.
Un jour le plafond va céder sous le poids de ce chagrin immense et tout se répandra complètement et scandaleusement sur celle, en dessous, qui n’est au courant de rien. Elle subira les conséquences comme subit un passant un coup au hasard dans la rue, dans cette ville où la répression est grande. 

Je tiens cette fragilité dans la paume de mes mains.
Avec la pointe du rasoir ensanglanté, je dessine à l’intérieur de mes jambes la carte de nos vies; une série d’unions et de séparations clandestines. L’étang de sang s’élargit sur le carrelage bleu de ce parterre si froid. Je ferme les yeux et savoure pour un moment la brulure. L'exaltante sensation d’exister encore. Les larmes coulent sans prévenir. La douleur me mène doucement à l’orgasme, j’éjacule.

Légèrement je m’étends sur le carrelage humide de sang, de larme et de secrétions vaginales.

Je referme l’album de famille.
Je relève doucement la couverture jusqu’à mes épaules.

Je rêve de ce jour où ta lettre finira bientôt par arriver à mon adresse. J’attends encore. J’espère seulement que je serai là pour l’ouvrir.

Je ferme les yeux pour mieux ajuster les différentes réalités qui m’aliènent et afin de reprendre le souffle pour encore vivre un bout de temps, malgré l’envie qui manque et la douleur qui courbe.

J’attends.

B.


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