April 10, 2013

Chère L


J’arriverai en ville dans deux semaines. Je dois te voir absolument. Tu n’as pas besoin de me parler. Écouter suffit pour le moment et sourire. Je viens pour Medzmama; elle ne parle plus, elle a commencé son long voyage vers le silence absolu. Personne ne l’a comprise de toute façon. T. dit que son regard ne fixe plus les personnes, mais plutôt quelque chose d'invraisemblable, suspendu dans le vide.

Je l’aime d’un amour incommode, dérangeant. Son histoire ne se mélange pas bien avec mon sang.  

Elle était très jeune, elle ne se souvenait de rien, ou de peu. Elle ne voulait pas mentionner le chemin entrepris à travers l’Anatolie jusqu’aux berges de Tripoli.
Elle ne voulait surtout pas mentionner ses vêtements, ni son nom. Deux personnes en une; ennemies l’une de l’autre. Pourtant le père était gentil. Elle l’avait beaucoup aimé. Sa mémoire d’enfance ne lui permettait pas de sauvegarder chaque petit détail. Mais un sourire apaisant surgissait entre ses rides chaque fois qu’elle invoquait son nom.

Sa mère ne lui avait jamais parlé du déshonneur. Elle n’avait jamais évoqué le sexe. Et si par hasard, elle avait joui de tout cela et si jamais elle avait aimé ce corps qui s’ouvrait à l’encontre de l’autre? 
Et si malgré tout, elle ne l’avait pas vécu ce plaisir, serait-il plutôt dû à son éducation arménienne de femme soumise, inerte et réservée? Serait-il dû au fait que l’interdit ne se mentionne pas? Pourtant le viol était imminent – comme pour chaque femme de ce temps et dans ces circonstances-, le viol de la première nuit conjugale était imminent peu importe, que cela soit perpétré par la verge turque ou arménienne.  

Medzmama n’avait pas de vagin, ou peut-être c’était le clitoris qui manquait seulement puisqu’elle avait accouché de trois enfants après. On ne l’a jamais su. Tout était gardé sous clef. Elle l’avait perdu certainement quelque part, dans le désert sans nom, ou dans la mer en sautant dans cette barque maudite vers Tripoli. On enterre rarement les vagins perdus. Son désir charnel avait découvert d’autres voies, moins offensives, plus convenables. Elle avait empilé ses orgasmes censurés, interrompus par la honte collective, dans le meilleur plat de soubeoregs de toute l’Anatolie et du Moyen-Orient.

Les livres se referment, tout est en ordre.
Ces histoires sont interdites aux patriarches.
On oublie.
Les cadavres circulent dans les rues, dérangent les pensées, accusent les coupables endormis.
Il vaut mieux se taire.
Le prix à payer est énorme.
Ça retombera sur moi indéfiniment.

Je creuserai des sillons dans le fond de mon ventre pour extraire le sperme envahissant.

Le viol collectif continue de l’enfant qui n’est pas encore né.

J’attendrai au coin de la rue Pouchkine, silencieuse.

Je répète : il faut aider à écraser ma détresse. 

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